L’Anatolie orientale – de Çıldır à Tatvan
La Turquie … ou comment s’arrêter boire des thés au lieu de pédaler !
Après avoir montré notre passeport, nous sommes directement plongées dans l’univers de la Turquie par le retentissement du Muezzin à travers les hauts parleurs du poste frontière.
A peine quelques mètres parcourus en sens inverse sur les traces de Ben, Roro et Antoine, nous sommes frappées par le changement de faciès : les visages aux traits plus marqués et à la peau plus foncée, les moustaches et les barbes des hommes et les voiles éclatants de couleurs des femmes. Des minarets se dressent dans chaque village, quelle qu’en soit la taille. Les modes de vie sont aussi différents, il n’y a pas toujours l’eau courante, les repas servis ne sont plus les mêmes, nous apprécions de remanger des pâtes et de la soupe. Les plats sont relevés, avec notamment le « Biber » (poivron séché rouge ou vert) qui remplace le poivre. Dans les fermes, nous n’apercevons plus de cochons géants comme en Géorgie. Ici ce n’est pas le verre de vin mais le verre de thé qui se remplit à peine entamé.
Nous retrouvons aussi l’alphabet latin, instauré grâce à Atatürk, le « Père de la Nation », l’équivalent de notre Napoléon qui a modernisé le pays au début du siècle dernier notamment en séparant la Religion de l’Etat, en donnant le droit de vote aux femmes et en mettant en place des codes civil et pénal inspirés de modèles occidentaux.
A Cildir, nous sommes accueillies dans ces fameuses « cay evi » (maisons du thé) dont les tables ne sont entourées que d’hommes, les femmes n’y étant traditionnellement pas attendues. Ils nous initient au Rink, un jeu de cartes turc. Nous sympathisons avec Mutlu qui nous hébergera généreusement pendant deux jours, le temps que l’estomac de Marion se remette du choc culturel. Ses maigres bases de turc nous permettent de communiquer !
Cette pause nous vaudra l’expérience unique d’assister à un mariage turc. Son organisation diffère de ce dont nous avons l’habitude : tout le village y est convié, les gens vont et viennent dans la salle commune, la mariée change de tenue et porte des robes dignes d’une princesse, de l’argent est accroché aux vêtements des mariés, les hommes et les femmes sont assis de part et d’autres de la salle sans se mélanger. Aucun repas n’est servi, le mot d’ordre est à la danse. Nous sommes rapidement invitées à danser le « Halay » : tout le monde, hommes et femmes mélangés, danse en ronde en se tenant le petit doigt au rythme d’un tambour et d’une flûte, le leader agitant un morceau de tissu dans sa main. Des graines salées remplacent les dragées et les femmes reçoivent du henné, qu’elles s’appliquent dans le creux de la main après la cérémonie.
Marion requinquée, nous reprenons la route en direction du sud en passant par le joli lac de montagne de Cildir. Mais très vite le vent s’invite sur notre route et nous oblige à mettre le premier plateau et parfois même à être en danseuse en descente. Après 5 jours nous cessons de croire comme Lara Fabian « qu’il existe un endroit où même le vent s’arrêtera ! ».
A Kars, nous sommes plongées dans un mélange de cultures chrétiennes et musulmanes, où mosquée et église se font face. Par la diversité des influences arméniennes, ottomanes, seljoukides (d’origine kirghize), perse, l’histoire et l’architecture de la Turquie orientale sont passionnantes.
A l’est de Kars, à la frontière arménienne, nous visitons la cité d’Ani, ancienne capitale de l’Arménie qui rivalisait au Xème siècle avec Constantinople. Certains monuments y sont incroyablement bien conservés.
Mais c’est également la proximité du Kurdistan qui rend cette région intéressante. Les Kurdes sont issus d’une civilisation indo-européenne et représentent environ 20 % de la population turque. Depuis la chute de l’empire ottoman au début du siècle dernier, les Kurdes revendiquent une reconnaissance culturelle contrairement au PKK (Parti des travailleurs Kurdes) qui réclame leur indépendance par la violence. En descendant vers le sud, nous sommes prévenues par les locaux des potentiels dangers des actions du groupe indépendantiste. Ils nous disent que la journée les routes sont sûres mais nous conseillent d’être en ville la nuit. Nous nous sentons en sécurité et pensons que ces mises en garde sont renforcées par le fait que nous sommes deux femmes seules. Même si le risque est minime car le PKK vise seulement les forces de l’ordre, nous suivons ces conseils et parcourons quelques portions de route en bus.
Depuis 3 ans à cause de la situation géopolitique et surtout de la communication péjorative et alarmante des médias, le tourisme a fortement chuté. Les Européens ont déserté les lieux touristiques (même en Cappadoce, région très à l’écart des troubles politiques). C’est bien dommage pour eux car le sens de l’hospitalité et la culture turcs sont extraordinaires !
Nous sommes toujours accueillies à bras ouverts, les invités étant au sommet de la pyramide hiérarchique familiale. En tant que femmes étrangères nous sommes accueillies avec un statut équivalent à celui d’un homme. Les Turcs n’hésitent pas à dormir à deux dans un lit ou dans le salon pour nous laisser la meilleure place. Une assiette débordante nous est servie alors que le reste de la famille se partage un plat commun. Ils nous répètent souvent qu’on ne doit pas avoir peur et que nous sommes chez nous ici.
Dans certains endroits ils ne voient jamais passer un étranger mais nous ouvrent spontanément la porte de leur maison pour nous servir un thé. A l’inverse de nous ils n’ont pas de crainte mais sont curieux.
Ils vont même jusqu’à nous offrir des cadeaux improbables. Nous comptons entre autres un agenda 2016 en turc, un paquet de mouchoir et des biscuits des policiers, des torchons à la station service, des maniques tricotées maison, de la rhubarbe sauvage sur le bord de la route, des gants de toilettes faits au crochet..
Après Ani nous reprenons la route en direction de Digor, où nous sommes invitées à boire un, deux, trois, quatre… thés chez un marchand de chaussures. Cet homme est très ouvert, il nous prend comme exemple pour montrer à trois adolescentes qu’il faut faire des études avant de songer à se marier. Tandis que le marchand de chaussures et un policier, rencontré suite à l’utilisation des toilettes du commissariat, négocient pour nous le prix du bus vers Igdir, nous démontons nos vélos devant un public masculin de tous âges ahuris de voir des femmes toucher une clé Allen. Nous nous disons alors que ce voyage a le mérite d’apporter un autre regard chez nous sur ces pays mais également de faire réfléchir les gens d’ici.
Après une nuit à Igdir, nous grimpons sur les prémices du mont Ararat couvert d’un chapeau de nuages que le vent n’arrive pas à décrocher malgré l’intensité perpétuelle de son souffle.
Nous plantons la tente pour la première fois en contrebas du fabuleux palais d’Isak Pasa avec une vue imprenable sur des collines et montagnes multicolores. La géologie de cette région nous interpelle par ses couleurs mais aussi par les constructions en pierres de lave que nous apercevons sur les bords des routes. C’est là que nous rencontrons quelqu’un qui a aperçu Ben et Roro dans son village !
Au réveil le vent est tombé (répit de courte durée…) et nous montons au palais pour en admirer les splendides détails qui combinent des styles architecturaux variés. Sa construction s’est étalée sur un millénaire (du VII ème au XVIII ème siècle). Notre ingénieure en thermique du bâtiment s’émerveille devant le système de chauffage qui comportait déjà une chaufferie centrale avec un réseau de distribution dans les pièces principales !
En reprenant la route, sous un ciel relativement dégagé, nous avons l’occasion d’admirer brièvement le Mont Ararat, que Ben décrivait si justement de majestueux.
Mais nous sommes vite arrêtées dans notre élan en apprenant que deux jours auparavant, il y a eu un attentat visant des militaires sur la route que nous nous apprêtons à parcourir. Nous nous renseignons auprès des policiers qui nous nommons hommes en bleu et décidons de prendre le bus pour Muradiye. (Chers parents, voyez comme vos filles sont responsables !)
Arrivées à Muradiye, la tournée des thés débute ! Celui-ci est toujours prêt à être servi grâce à un ingénieux système de double théière restant en permanence sur le feu : une pour infuser le thé et une d’eau chaude pour le diluer. Nous sommes tour à tour invitées à la station service, dans la rue avec un groupe d’hommes retraités, au kebab du coin en compagnie d’un jeune prof d’anglais et d’un instit qui logent à la maison des professeurs. Très courantes en Turquie, ces maisons sont dédiées aux professeurs mais peuvent aussi servir d’auberges de jeunesse.
La soirée continue dans un bar avec de la musique kurde en live. L’occasion pour Marina de déguster un savoureux café au lait « Dibek kahvesi Osmanli » (Ottaman).
Au cours de la conversation, notre jeune professeur d’anglais à la manière de penser bien occidentale nous confie : « You are inspiring for women. They see that it is possible to do this. They need to be pushed » (« Vous êtes inspirantes pour les femmes. Elle voient que c’est possible de faire ça. Elles ont besoin d’être poussées »).
Cela fait échos à notre ressenti. En effet, en Turquie notre sensibilité féminine est quelque peu meurtrie. Être immergées au sein de la vie de ces femmes nous touche et nous émeut profondément. Cette société semble emprunte d’une forte hiérarchie familiale qui place le patriarche en haut de la pyramide et relègue la belle fille en bas de l’échelle. Un matin, une belle fille s’assied à l’écart du cercle familial, jusqu’à ce que le beau père ait fini son petit déjeuner et l’autorise à se joindre à nous, lui même ayant quitté la table. Les relations aux autres sont procédurières. Le respect des anciens est très fort. Dans le Nord par exemple pour saluer la grand mère, on embrasse sa main puis on l’appose sur notre front.
Les femmes nous invitent souvent à boire le thé et à manger du pain mais seul un homme semble pouvoir décider de nous inviter à dormir ou à dîner. Les femmes préparent le repas et mangent dans la cuisine, une fois terminé le festin des hommes et des invité(e)s dans la pièce à vivre. Elles sont dès le plus jeune âge éduquées à être de parfaites femmes d’intérieur. Nous voyons ainsi une jeune fille de 12 ans poser une couverture sur son père et sur Marion qui se sont endormis sur les canapés. Ce geste est empreint de tendresse mais met aussi en évidence une éducation centrée sur le service aux autres et la tenue de la maison. Une épingle qui traîne est très vite rangée à sa place, ce qui vaut même pour nos sacoches à vélo.
Au premier abord les Turcs nous posent des questions récurrentes. Voulez vous un thé ? D’où venez vous ? Où allez vous ? et très vite… Êtes vous mariées ? Avez vous des enfants ? Quel âge avez vous ? Avez vous encore vos parents ? Il semblerait que ce dernier point pourrait expliquer notre présence ici sans homme (honte à vous, Papas qui nous laissez partir seules dans ces contrées lointaines !)
En l’absence des hommes, les femmes se permettent de nous en poser d’autres, comme si elles essayaient de comprendre pourquoi nous voyageons sans hommes. Savez-vous faire la cuisine ? Savez-vous tricoter ? Quel est votre travail ? Quelle est votre religion ? Mangez-vous du porc ? Avez-vous des vaches ? Savez-vous lire ? Elles sont aussi très curieuses de notre mode de vie. Elles s’émerveillent devant notre trousse de toilette rudimentaire et vont même jusqu’à nous suivre dans nos moments les plus intimes comme faire ses besoins derrière la maison qui n’a pas de toilettes. Et elles se permettent même de palper la poitrine de Marion qu’elles trouvent splendide !
Nous décidons alors malgré nos maigres bases de turc de leur expliquer comment nous vivons en Europe et que la place de la femme est tout autre : répartition des tâches ménagères entre l’homme et la femme, existence des hommes au foyer, femmes qui travaillent, indépendance de la femme, avoir des enfants sans se marier… Ce serait pour nous une grande victoire si une idée de liberté ou une envie de réaliser ses rêves germait dans l’esprit d’une seule de ces femmes.
Nous retenons tout particulièrement la scène, où un papi dit à Marina qu’elle est un problème pour son copain. Il ne veut pas expliquer en détails mais nous comprenons que c’est parce qu’elle voyage sans lui. Il imagine que son copain lui envoie de l’argent de France pour son voyage. Elle lui rétorque alors que c’est par son travail et grâce à son propre argent qu’elle peut se permettre ce voyage. Stoïque il se contente de traduire la réponse à sa femme, qui regarde alors Marina avec des yeux pétillants d’admiration et nous demande de l’emmener en France en mobylette pour qu’elle y travaille. Le papi nous confie avec fierté qu’en Turquie les femmes peuvent choisir tout type de travail, au détail près qu’elles arrêtent de bosser lorsqu’elles se marient (aux alentours de 18-20 ans). Bien évidemment nous croisons aussi parfois des hommes avec une plus grande ouverture d’esprit quant à la place de la femme, ce qui montre que leur société évolue aussi sur ce sujet.
Au fil de nos rencontres, lorsque les gens abordent le sujet, nous avons également l’occasion d’échanger sur la politique du pays. Ils doutent de l’authenticité de la démocratie turque et sont curieux de notre avis. Ils regrettent l’utilisation de la religion comme prétexte dans la majorité des guerres ainsi que l’avidité de pouvoir et d’argent des hommes politiques qui réussissent à modifier la vision d’un peuple sur un autre et à initier un sentiment de haine. Ils sont soucieux de l’image véhiculée par les médias sur leur pays et espère que nous participerons à la restaurer. Souvent ils nous parlent de l’amitié France – Turquie : en tant que voyageuses nous sommes contentes d’être de nationalité française car notre pays semble se positionner de manière relativement diplomatique face aux conflits internationaux.
Au gré de ces riches rencontres nous continuons notre route en longeant le lac de Van. C’est un lac de montagne situé à 1600 m d’altitude et d’une superficie de 3755 km2 (6,5 fois celle du Léman). Nous apercevons seulement sporadiquement la côte d’en face, ce qui lui vaut un air marin et nous plonge dans un tout autre univers.
Nous profitons de l’occasion pour déguster de succulents poissons fumés ou grillés.
Nous arrivons bientôt à Tatvan où nous attendons une journée sous la pluie avant de prendre le bus de nuit pour la Cappadoce. A la gare routière, nous rencontrons deux français qui parcourent le monde sur trois ans dans l’objectif de tourner un film documentaire sur le développement durable avec un accent sur le pilier social et le vivre ensemble. Leur projet se nomme « Enquête d’identité » (à suivre sur leur site internet et Facebook).
Et à ceux qui se trouvent trop anciens pour vivre ces expériences, nous avons aussi croisé deux couples germanophones de l’âge de nos parents qui voyagent à vélo, parfois avec des bagages légers, sans tente, ils étaient logés très régulièrement chez l’habitant. Alors à vos pédales !
Bises et à bientôt sur nos routines,
Marion et Marina (alias Maria & Maria, comme les Turcs nous ont rebaptisées)
4 réflexions sur « L’Anatolie orientale – de Çıldır à Tatvan »
Bonsoir Marion et Marina
L'expérience que vous vivez et unique et montre aussi que le rôle des femmes est bien variable selon les pays et les éducations. Et que le chemin est long pour que tout le monde soit affranchi !!!
C'est appréciable de vous savoir prudentes surtout pour vous-même.
Gros bisous à vous deux
Bonne continuation !
Guy
Coucou les filles
J'ai relu une deuxième fois votre article pour vraiment y croire et comme diraient nos amis norvégiens se pincer pour se dire que c'est malheureusement vrai.
Vous faites deux constatations d'une part le rôle de la femme dans toutes les civilisations et le rôle des médias dans la diffusion de l'information.
En Iran nous avons ressenti la même chose, je suis étonnée de voir comment la femme est rabaissée aujourd'hui encore ( port du voile, interdiction de faire du vélo ou de la moto) et sans être féministe si les femmes progressivement deviennent l'égale et la complémentaire de l'homme dans chaque pays du monde on améliorera très vite le bien être général de la planète. Les femmes ont entre leurs mains la possibilité de faire avancer les choses, il faut accélèrer le phénomène. Elles sont d'ailleurs très avides de savoir ce qui se passe chez nous plus que les hommes.
Quant aux causes des guerres, là encore la soif de pouvoir, d'hégémonie de certains dirigeants sur des richesses géologiques ou minières d'autres pays est terrible.
Les peuples sont pris en otage et patissent de l'image de marque de leur propre dirigeant. En allant à leur rencontre, on contribue à rétablir quelques vérités. Là où la presse se régale à ne présenter que l'aspect négatif de chaque pays au lieu de mettre en avant toutes leurs qualités.
Je reste malgré tout très optimiste sur l'évolution du monde . Aller à la rencontre de l'étranger, ne pas hésiter à apprendre de nouvelles langues pour mieux se connaitre et du coup s'accepter. Ne plus avoir peur…
Bravo de contribuer à informer et éclairer tous ces peuples qui à l'heure d'internet sont encore coupés du monde et ne parlent souvent que leur langue ou dialecte ainsi que nos amis français ou suisses qui découvrent souvent avec étonnemment la réalité quotidienne de ces pays .
Restez prudentes malgré tout .
C'était la séquence philosophie de la vie et prise de recul !!!!!!!
On vous embrasse toutes les deux .
Florence
Guy, t'es complêtement irresponsable 🙂 laisser ta fille partir en vélo et en plus avec une autre fille.. heureusement que Ben la sponsorise parce que sinon… bref l'autorité paternelle ce n'est plus ce que c'était
Salut les filles !
Très bel article, très riche, très dense.
C'est poignant ce que vous dites sur la place de la femme… Encore plus qu'en Arménie Georgie apparemment. Comme vous, j'espère que vos échanges feront germer un minimum d'espoir dans ces femmes. Des schémas déjà tracés pour ces femmes. Il faudra demander à Ben si Marina est un problème pour lui ?!
Merci pour ce beau témoignage sur vos dernières aventures.